Sylvie CHRISTOPHEArticle ...
Sylvie Christophe, carte, détail[Retour à Sélection de textes consultables ...]
communication au colloque La Frontière,
Centre culturel Jean Gagnant, Limoges, octobre 2005.

   

CARTE, TISSAGE ET FRONTIÈRE

En guise d'introduction, je vais citer une phrase que Valère Novarina met dans la bouche de Jean-François, l'un de ses personnages dans sa pièce de théâtre “ Vous qui habitez le temps ”.

Jean-François dit : “ Quand nous nous aimons, nous sommes reliés rien que par des riens qui nous séparent les uns des autres. Nous pénétrons les corps des uns des autres dans aucun but sinon chercher l'issue du monde. ”

Dans cette phrase, il y a pour moi des mots importants, des mots qui résonnent depuis longtemps : des mots comme reliés, des riens qui nous séparent, séparent les uns des autres, reliés rien que par des riens qui nous séparent les uns des autres, l'issue du monde.

Pour moi, tisser une carte, c'est relier des morceaux de monde éloignés les uns des autres. Par le tissage, la technique même du tissage, il y a des pénétrations et des juxtapositions hasardeuses aux frontières desquelles apparaissent du sens.


Il s'agit d'abord de regarder ; regarder une carte du monde, c'est voler au-dessus du monde et par le regard y cheminer. Le regard d'Icare est celui du premier cartographe. En trois points de son vol, un cultivateur, un berger et un marin l'ont repéré. Que fait-il ici ? Peut-être la curiosité jamais assouvie de l'homme-enfant ? Mais bientôt il retombe... Et où ? Dans la mer ! Icare avait voulu s'élever dans un espace où plus on prend de l'altitude, plus l'horizon fuit, vers une frontière qui fuient sans cesse.

Donc, faire une carte du monde, c'est en quelque sorte “ peindre ” le monde, le représenter et l'appréhender tout entier (ou encore, posséder le monde dans son regard et par son regard), le faire entrer dans une surface plane, on appelle cela cartographier ou pour moi, “ peindre une carte ”. “ Peindre une carte ”, c'est mettre de l'ordre, découper, organiser. Construire des frontières, c'est mettre de l'ordre dans un monde chaotique et inachevé, sur le papier tout au moins. (La frontière au sud du Maroc par exemple, on pourrait croire que tout est simple et qu'il suffit de suivre la frontière, on peut le faire avec son doigt sur la carte, or il y a des lieux où on ne peut pas aller alors de nouvelles frontières apparaissent qui elles ne sont pas écrites...)

Tisser une carte, mêler des cartes, c'est passer d'un mode de représentation à un autre, c'est établir un nouveau monde, modifier l'espace, faire bouger notre regard, multiplier les approches, créer de nouvelles frontières, dans un nouvel ordre ou ... un nouveau désordre ! Avec le soucis du détail : où se trouve la ville de ma naissance ? Le pays où je suis née ? D'où est-ce que je viens ? Et aujourd'hui, où suis-je ?

Même si la carte est tissée, mélangée, elle reste orientée, il y a toujours le nord et le sud, elle reste lisible, des noms de pays, des noms de villes sont repérables... Cependant d'autres manquent... Je vois Cognac mais je ne vois plus Bordeaux !

Par le tissage, le monde se rétrécit, se resserre et se double, des couches sont superposées, des parties disparaissent, d'autres restent et ressortent, dans la carte de l'Europe par exemple, l'est et l'ouest se rapprochent soudainement ! Tisser, c'est déchiffrer et lire un autre monde, défricher et écrire autrement la géométrie du monde.

Avec le tissage, certaines parties sont cachées et d'autres révélées, l'organisation des lieux est modifiée.

Dans le tissage, la frontière apparaît différemment, elle naît de la coupure, de la rupture et de l'incision puis du passage de quelques chose d'étrange ( ou d'étranger) ou autrement dit, la frontière naît du vide et de son remplissage.


Quand je tisse des cartes, je fais varier le “ réel ”, même si l'orientation semble à peu près gardée, il n'y a plus tous les repères et celui qui regarde voyage au hasard, dans un monde d'étranges et bizarres proximités. Commence alors l'errance dans des lieux connus où nous ne savons plus nous diriger et déchiffrer notre chemin. Parce que là où je coupe le papier de la carte, le chemin s'arrête brusquement ! La frontière est brutale. Je peux aller jusqu'à dire, la frontière est brute, la frontière brutalise.

Il faut donc réenvisager nos frontières : quand l'Afrique du Sud est à côté de la Finlande (je me pose des questions tout de même !), d'où est-ce que je suis ? Lorsque je tisse une carte du monde, je peux très facilement faire disparaître des parties du monde, en rapprocher d'autres et faire naître une topographie inconnue : l'Afrique du Sud aux frontières (est frontalière) de la Finlande !

Quand je tisse une carte du monde, ce n'est pas la partie sud qui disparaît sous la partie nord. Non, je fais plutôt disparaître de façon systématique, mais toujours aléatoire, des parties nord et des parties sud, en alternance et à parts égales, avec l'établissement de nouvelles frontières. Nouvelles frontières faites par le cutter, puis par le glissement régulier de longues et étroites bandes de papier dans le jeu simple des dessus-dessous, je fais défiler des portions de la surface terrestre. Cette autre carte nous renvoie une image de notre monde, comme carte-miroir, carte-symbole ou carte-signe.

La géométrie créée par le papier coupé est au service d'une autre géographie dans une nouvelle écriture de la Terre pour mettre à jour nos fausses frontières et nos limites.


Ainsi donc, je fais de fausses cartes ! Ou plutôt, je fais varier des représentations possibles du monde, tout en stries et brisures, alternées de parties lisses (1), avec toujours ce conflit du nomade et du sédentaire, de celui qui erre sur la surface de la Terre et de celui qui s'est établi, a ouvert un sillon et a construit un mur autour. Structures lisses ou striées, nomades ou sédentaires, révèlent et opposent des réalités différentes d'une même Terre.

On pourrait dire aussi, par clin d'oeil à Magritte : “ Ceci n'est pas une carte ”. L'image est troublée et déroutante, parce que je modifie le “ réel ” et qu'en même temps je fais appel à notre mémoire et nos références. Je sais bien, moi, que l'Afrique du Sud n'est pas à côté de la Finlande ! Mais cette brusque et aléatoire proximité agit comme un “ ouvre-l'oeil ” ou un “ ouvre-l'esprit ” (2). Et si j'étais née ailleurs ?


En tant que peintre, je range, j'organise, j'équilibre, j'ordonne... J'ordonne une autre abstraction cartographique en donnant à notre monde des frontières faites sur des brisures.

Alors viennent à mon esprit, et au vôtre peut-être, des noms de lieux disparus, la pensée de populations déplacées, d'exodes, de séparations, de voyages, de destinations interrompues, de tectonique des plaques aux effets dévastateurs, d' incertitudes face au chemin à prendre, d'inquiétudes au moment de franchir une frontière ou un check point.

Par la fragmentation de la carte j'apparais puis je disparais, je suis là où je n'y suis pas, je me souviens puis j'oublie, suis-je dessus ou suis-je dessous, le chemin s'arrête, hop, il repart, tantôt je suis près, tantôt je suis loin, je vois, je ne vois plus... La carte tissée est un jeu de damier en noir et blanc, en terre et mer, en positif et négatif, rendant vraie la chose et son contraire. C'est bien sûr un jeu de contrastes mais aussi un jeu de couleurs, et quand une couleur en touche une autre, une émotion apparaît.

J'utilise la carte mais aussi d'autres matériaux que je récupère également, m'en servant comme des palimpsestes, y inscrivant mes propres signes et y déposant mes couleurs fluides et aqueuses.

Quand je travaille sur la carte, je travaille sur le quadrillé de la carte, sur ses lignes imaginaires que sont les parallèles et les méridiens. La carte est ensuite proprement lacérée et scarifiée puis réparée et restaurée, raccommodée et cousue de manière à constituer un nouvel espace, créant de nouveaux intervalles où vont se glisser des bandes en algorithmes.


Et la couture ? La couture relie dans l'interstice de la coupure et ouvre de nouveaux chemins ininterrompus. La machine à coudre glisse sur le papier point après point et laisse, comme un petit insecte, sa trace. Par un fil d'Ariane, par des riens, la couture croise le fil invisible de la frontière qui comme elle sépare et relie. Je promène mon pied de biche au rythme du balancement du pédalier de la machine, la couture nomadise, ponctue et trace, dessine là des itinéraires plutôt que des frontières, “ sans aucun but, sinon de chercher l'issue du monde ”.


Sylvie Christophe, 

octobre 2005.
  1. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux ; ed. De Minuit, Paris, 1980.

  2. Expressions empruntées à Christine Buci-Glucksmann, L'oeil cartographique de l'art ; Paris, Galilée, 1996.


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