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Didier CHRISTOPHE
Technimages et écriture chez les fromagers, une recherche-action en arts plastiques.  
Planche du portfolio Les fromages des Plateaux, 2005.
L'alimentation, chacun le sait, est liée aux conditions de production des denrées agricoles. À ce titre, un plasticien s'intéresse aux éleveurs producteurs fromagers. Un parcours riche d'interrogations et de propositions pour investir le lieu, le lien... et l'art !

Sur les plateaux du Limousin, les fromagers ne sont qu’une petite minorité parmi les agriculteurs. Les départements de la Haute-Vienne et de la Corrèze sur lesquels je travaille ne sont pas des pays de tradition laitière. Les exploitations de production fromagère fermière en lait de vache se comptent sur les doigts des deux mains, et celles en lait de brebis, sur ceux d'une seule main. Les chevriers sont sensiblement plus nombreux et mieux répartis.
C’est par l’approche des spécificités sociologiques et technico-économiques de cette petite agriculture fromagère que j’ai débuté une nouvelle phase de mon travail plastique, et j'ai modifié le schéma régissant ma pratique picturale. On était en décembre 2004. Je débutais une résidence d’artiste avec Appelboom / La Pommerie, lieu d'art en Haute-Corrèze, allant de ferme en ferme, interrogeant les exploitants, photographiant leur milieu de vie et de travail, dessinant cheptels, matériels et bâtiments. Cette recherche-action recoupait logiquement la problématique de ma thèse en arts plastiques (“ l'agriculture d'un territoire à l'expérience de l'art ”).

Ces rencontres qui nous font avancer.
Dans la diversité des rencontres de terrain, je découvre l'agriculture et l'élevage du Limousin en léger décalage par rapport à l'image que je m'en étais faite à travers mes divers activités en lycée agricole. La multiplicité des parcours individuels et la richesse des questionnements portés par les éleveurs reflète les diverses idéologies de l’agronomie.
Certes, je savais déjà que seule m’intéressait vraiment la prise en compte des évolutions de notre société dans mon discours artistique, et que ma pratique depuis quinze ans avait ramené la technique du dessin et des couleurs à un médium au service d’un propos tour à tour agricole, scientifique, écologique et sociétal.
Au fil des semaines, c’est une perspective élargie qu'il m'a semblé nécessaire d'ériger pour rendre compte de la part d’humanité marquant les choix des agriculteurs. Il ne s’agit pas – et il ne peut pas s’agir – d’un travail de “ portraitiste ”.
Les propos des acteurs de l'agriculture en évolution sont très personnels et sinueux. Il est évident que la démarche adoptée induit son propre objectif plastique opérationnel : une approche en dialogue avec le documentaire s'impose, qui conduit à un projet d’édition synthétisant plastiquement un processus d'enquêtes, de rencontres et de collecte d’entretiens, en même temps qu'un travail de création d'image. Sur le conseil de Brian Holmesi, ce projet éditorial s'est mu en une série : deux portfolios publiés à ce jour, deux autres en préparation, chacun traitant des caractères de l'agriculture dans une micro-région, synthétisée en une dizaine de planches comportant un texte au verso de l'image.
Chaque portfolio se présentant sous les auspices d'un auteur différent, c’est Gérard Laplaceii qui insista pour que nous débutions la série par un travail que je projetais sur les fromagers du Haut-Limousin.
Les fromages des plateaux, dans le Haut-Limousin fromager, fut donc le premier publié sur ce mode de représentation du monde agricoleiii.

De l'approche créatrice globale à la réception.
Autant je conçois depuis des années des technimages (le mot est d’Anne Cauqueliniv : fusion par ordinateur de parties peintes, photos retouchées et éléments textuels), autant le travail d’interview et de réécriture est nouveau pour moi. Cela suppose visites, échanges d’information et repérages, temps nécessaires à la connaissance et la compréhension mutuelles. Par là s’incarnent les rencontres avec des femmes et des hommes qui m’ont ouvert les portes de leurs fromageries et de leurs étables.
Loin d'une approche livresque de l'agriculture, l'interview de professionnels est, au même titre que le croquis ou la photographie, un mode opératoire de mon travail, indispensable à la création et essentiel à la juste perception du sujet abordé. S'il est utile de croiser les informations glanées dans ces échanges avec les données du Recensement général agricole, de la sociologie rurale et des spécialistes des territoires abordés, c'est sur la parole des agriculteurs que s'appuient prioritairement mes choix de plasticien.
Ce projet est reçu comme espéré, en tant que production à s'approprier à la libre initiative de chacun, les planches nouvellement publiées pouvant être mixées aux anciennes. J'en ai vu qui ont été encadrées, et je sais que d'autres sont devenues support de cours d'anglais pour l'acquisition du vocabulaire agricole.

Recherche-action et société.
Il est utile de préciser ici comment on en vient à choisir l’agriculture, ses pratiques et ses évolutions comme sujet unique d’un travail suivi de création plastique. Mes premiers croquis de vaches limousines , à l’automne 1992, suivis de premières peintures à motifs bovins dans les semaines qui suivirent, sont contemporains du début de mon activité d’enseignant en lycée agricole, alors que je cherchais à adapter ma thématique picturale, pour qu'elle soit en phase avec le Limousin où j’étais revenu m’installer. J'intégrais la dynamique forte de l’agriculture. En 1995, je m’engageais dans le suivi d’une action-démonstration autour de l’agri-environnement, aube de l’agriculture durable.
Et c’est en 1998 que j’ai passé un cap décisif avec la prise en compte de données agronomiques, biologiques ou génétiques dans mon travail de composition des peintures, de collages et d'images assistées par ordinateur.
De cette période, date notamment un ensemble de vingt panneaux peints intégrant divers types de remarques, textes ou schémas ; cette série, résultat d’un travail collectif expérimental, a été exposée aussi bien dans des comices cantonaux qu’au Salon de l’Agriculture, et elle est toujours empruntablev. Elle constitue pour moi une tentative de travail plastique alliant préoccupations sociétales et communication. Rappelons que de nombreux théoriciens de l’art accompagnent des actions artistiques socialisées, voire documentairesvi.

Permettre de saisir la diversité des réalités et des états d'esprit des producteurs de fromages fermiers est un enjeu qu'on peut cultiver en symbiose avec les objectifs particuliers de l'art. Si l'on articule une activité humaine comme l'agriculture, territoire éminemment politique, et une pratique artistique, la valeur d'usage du fait artistique se trouve diversifiée, voire renforcée.
La part artistique la plus certaine de ce projet réside dans le basculement de la pensée du regardeur-lecteur, par les propositions des images, entre le sujet qui est abordé et les interstices picturaux.
Dépasser la saisie et s'évader par le regard.
 

i Critique et théoricien des rapports de l'art au mouvement social. On peut consulter de nombreux articles de Brian Holmes sur les pages internet de multitudes.samizdat.net.

ii Auteur, éditeur et professeur aux Beaux-Arts de Châteauroux.

iii Les fromages des plateaux, dans le Haut-Limousin fromager, avec un texte de Gérard Laplace, et élevages et Millevaches prennent un s, avec un texte de Georges Châtain, sont parus aux éditions “ Quel art est-il ”, 25 rue Jean Jaurès 19000 Tulle – 24 € l'exemplaire courant, 75 € l'exemplaire de tête avec un lavis

iv AnneCauquelin, Petit traité de l'art contemporain, Paris, Seuil, 1996.

v Contacter Christophe POUGET, LEGTA de Tulle-Naves, 05 55 26 64 56 ou christophe.pouget @ educagri.fr. Démarche et réalisation plastique sont présentées dans La formation en marche vers l'agriculture durable (ouvrage collectif), Dijon, Educagri Editions, 2003.

vi Surtout depuis la Documenta X de Kassel en 1997. Cf. Paul Ardenne, Un art contextuel, Paris, Flammarion, 2002. Dominique Baqué, Pour un nouvel art politique, de l'art contemporain au documentaire, Paris, Flammarion, 2004. Voir aussi l’article de Norbert Hillaire, "l'art aux frontières : art, communication et médiation culturelle", in Solaris, numéro 7, décembre 2000.

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