Selon
quelles modalités
peut-on assigner à la création plastique le rôle
de révélateur de l'identité agricole d'un
territoire ?
L’artiste, chercheur et
metteur en scène d’action sur un territoire agricole expose
les différents enjeux d’une démarche de création
collective réalisée avec des élèves de
lycée agricole. Liant pratique artistique et théories
scientifiques, son approche se révèle être une
véritable rencontre de l’agriculture d’un territoire.
Champagne
berrichonne, Châteauroux, rentrée 2005. Au lycée
agricole, au côté d'Anne Patyi
qui organise des résidences de création, je viens mener
une expérience artistique en classe de 1ère Bac
Professionnel Production Végétale, durant cinq semaines
disséminées dans l'année.
Bordeaux,
décembre 2006. Je soutiens une thèse en arts, sous la
direction d'Hélène Sorbéii.
Faisant le bilan plastique de ma recherche, je note l'intérêt
du travail coopératif avec ces jeunes qui seront l'an prochain
en voie d'installation en agriculture. Ils ont été
pleinement à l'aise dans cette démarche, fondée
sur la rencontre et l'interview d'agriculteurs, et aboutissant à
la production d'images. Dans le cadre captif de la scolarité,
ils m’ont permis de valider l'hypothèse de la production
artistique collective.
Ainsi,
comme prévu, la photographie s'est révélée
un médium adapté au partage avec les non-artistes, et
le traitement informatique a bien joué le rôle de
désinhibiteur que j'escomptais. Il est évident qu'eux
et moi, n'aurions pas produit les mêmes images, mais c'est sans
importance. Car, comme je l'espérais, leur regard, instruit
des pratiques agraires, a été aussi pertinent, sinon
plus, que celui d'un artiste qui ignorerait tout du sujet abordé.
Enfin, en prenant des libertés avec la technique d'infographie
proposée, ils ont engendré des effets que je n'avais
pas même envisagés ; nous en sommes tous satisfaits.
Bien
plus qu'une technique de production d'image, qui reste très
personnelle bien qu'elle soit partageable, c'est une méthodologie
de la rencontre avec l'agriculture dans son territoire qui émerge
de cette recherche.
Pour
en arriver à ce point, il faut partir du principe qu'une
approche artistique peut favoriser la compréhension de notre
environnement, au même titre que n'importe quelle autre science
humaine. Il s’agit donc d’assigner à l'art un pouvoir
révélateur et de lui accorder une valeur scientifique.
Quant à l'historien de l'art contemporain, il semble que l'art
puisse non seulement retranscrire la réalité, mais
encore participer à son éclaircissement.
Nouveaux
outils, nouveaux artistes
L'art,
pour arriver à résoudre cette gageure, doit composer
avec d'autres domaines de la recherche. A ce propos, les exemples
foisonnent. Dans la période actuelle de questionnement sur les
sciences du vivant, des plasticiens comme Eduardo Kac et Marta de
Menezes ont adopté l'ADN comme médium, devenant
créateurs de sujets artistiques vivantsiii.
Se confrontant à l'effacement de la culture métallurgiste
de Tulle, le photographe Marc Pataut s'adjoignit les services d'une
sociologue et d’un journaliste. En 2003, le Palais de Tokyo
invitait à Paris, pour l'exposition GNS, des artistes œuvrant
autour des outils de “global navigation system” : le Belge
Wim Delvoye, la Suédoise Aleksandra Mir ou l'Américain
Peter Fend y ont utilisé les ressources de la cartographie
informatisée, voire de l'image satellite.
Pour
pouvoir attester des évolutions que vit actuellement
l'agriculture, il faut donc aussi s'équiper d'outils
d'investigation, suivant en cela le sociologue Joffre Dumazedier :
“Dans une recherche active, le chercheur ne choisit pas les
problèmes à résoudre – l'histoire les lui
impose – mais il crée sa problématique, c'est-à-dire
que pour résoudre un problème donné, il choisit
un certain nombre de critères et élabore à
partir de ceux-ci son système de recherche”iv.
Tablons
alors sur l'aptitude de l'art à articuler des potentialités
esthétiques et des caractéristiques agronomiques,
géographiques et socio-économiques ! Par
conséquent, divers corollaires apparaissent, notamment
historiques, artistiques et sociologiques, que le plasticien doit
prendre en compte. Il devient alors envisageable de représenter
les réalités agricoles de divers territoires en y
introduisant de la lisibilité.
Par
ailleurs, a première entrée est territoriale tout
autant qu'agricole.
Tout
en associant agriculture et territoire, l'artiste se doit
d'entrecroiser savoirs et observations avant de tenter la
transfiguration.
Néanmoins,
face à la complexité qui rend la plupart des systèmes
de plus en plus difficiles à appréhender, il lui
revient de s'émanciper de chacune des disciplines invoquées
pour proposer une perspective nouvelle. Car, il s'agit en fin de
compte d'art visuel, non de géographie ou de sociologie
rurale.
Lier
recherche et action
En
tant que chercheur et plasticien, j'ai été tenté
par la recherche-action. Lors d'une résidence d'artiste sur le
Plateau de Millevachesv,
j'avais déjà été confronté à
cette nécessité de conjuguer temps de travail de
terrain et de confrontation des idées, acceptant comme aussi
éclairante la parole des agriculteurs de la montagne limousine
que celle de tel sociologue, tel historien et tel théoricien
de l'art, dont les remarques et les conseils enrichissaient des
propositions artistiques évolutives.
Si
j'ai choisi comme outil principal d'action le séjour en
résidences de création en milieu rural, c'est afin de
confronter ma problématique à des espaces diversement
spécialisés : élevage extensif près d'un
centre d'art limousin, grandes cultures autour d'un lycée
agricole berrichon, ou encore élevage équin à
partir d'un haras national hongrois. Simultanément, j'ai
décidé de me défaire de la vision évaluatrice,
institutionnelle et formatée des indicateurs de durabilité
agronomique, prévalant dans l'enseignement agricole, pour
adopter une méthodologie fondée sur des rencontres
humaines. Depuis deux ans et demi, j'ai écouté la
parole de quelques soixante-dix acteurs de l'agriculture. Dans le
même temps, j'accumulais croquis et photographies de terrain.
Je
constate que cette approche humanisée produit des
connaissances théoriques et pratiques tout en suscitant des
collaborations avec des chercheurs et praticiens de plusieurs
disciplines, n'excluant pas les agriculteurs eux-mêmes. Au delà
d'une certaine ouverture des problématiques, j'estime que
c'est collectivement que nous avons pu élargir les hypothèses
de travail et les solutions envisageables, selon les questionnements
issus du terrain.
Cette
dialectique entre recherche et action est en fait émancipatrice,
elle transforme le discours (par l'échange avec l'autre), la
pratique (passage de la peinture à la publication de
portfolios), les conduites (modes de rencontre et d'exposition) et
même les rapports sociaux. Au fil des expériences, des
modes de travail globalement homogènes se sont imposés
et c'est donc sous la forme de portfolios qu'aboutit l'action.
Ces
portfolios associent technimages et interviews d'acteurs de
l'agriculture ; ils attestent que, sous la houlette de Jean-Pierre
Prod'hommevi,
l'apport de la sociologie rurale a pris le pas sur l'étude de
systèmes agronomiques, irriguant autant le contenu sémantique
des œuvres plastiques que l'écriture de la thèse.
De
ce croisement d'expériences, il résulte une offre
beaucoup plus large de collaboration, dans laquelle finalement plus
d'une vingtaine de personnes ont pu participer à l'élaboration
des portfolios, en amenant des propositions structurant le projet,
des photographies ou un texte personnel.
Dernier
aboutissement de travaux publiés, “Champagne dans le Berry”
présente ainsi des technimages qui sont toujours le fruit d'un
travail collectif avec des élèves de Bac Professionnel,
dans lequel je n'ai pris aucune part au traitement informatique des
photographies, ni à la conception des textes surajoutésvii
: il m'importait de montrer que d'autres, même non-artistes,
pouvaient se saisir de cette méthodologie élaborée.
Les jeunes berrichons ont donc réalisé une série
d'interviews qu'ils préparaient, menaient et transcrivaient
collectivement (dont
j’ai assuré la réécriture générale).
Ils ont également pris des photographies qu'ils ont ensuite
travaillées sur informatique et enrichies de phrases
lapidaires ou remarques venues du terrain.
Bilan
Il
apparaît tout d’abord qu'envisager l'agriculture dans son
lien avec le territoire permet d’éclairer des orientations
et des filières de production spécifiques, selon une
réalité de terrain (possibilités agronomiques,
structure des sols, situation agroclimatique, contexte socio-culturel
et économique).
Il
faut aussi porter au bilan de cette étude de l'agriculture,
quelques observations concernant les structures et les chefs
d'exploitations. Il a été probant de considérer
l'évolution des structures agricoles comme « révélateur »
des réalités et des tensions parcourant l'agriculture :
on perçoit, à travers la mise en place de nouveaux
ateliers de production, les adaptations économiques et
stratégiques d'un secteur de production. Les choix effectués
par les jeunes agriculteurs sont signifiants, mais on constate aussi
que la diversification n'est pas seulement le fait des jeunes, que sa
principale motivation est économique, et qu'il y a de notables
disparités territoriales. Par exemple, alors que peu de jeunes
agriculteurs du Plateau de Millevaches envisagent une évolution
importante, c'est par contre près de la totalité des
agriculteurs de tous âges, rencontrés en Berry, qui ont
mis en place une diversification.
On
voit par là qu'il y a du sens à croiser les entrées
territoriale et technico-économique. Pour autant, certains des
projets artistiques que j'ai mis en place sont trop centrés
sur une production minoritaire dans leur territoire pour que le
zonage soit déterminant. C'est le cas du portfolio réalisé
parmi les fromagers du Haut-Limousin, “Les Fromages des Plateaux”viii.
Enfin,
après quatre projets de portfolios conçus dans le
milieu agricole, je suis assuré de deux choses :
- pour aborder plastiquement une activité
professionnelle dans son actualité, proposition artistique et approche
socio-technico-économique sont indissociables ;
- pour « faire image » de
l'agriculture, la rencontre et la parole de l'agriculteur constituent
un matériau plus représentatif que l'impact paysager des pratiques
agricoles.
Le
peintre animalier et le paysagiste ne peuvent plus, aujourd'hui,
figurer et donner à comprendre à eux seuls
l'agriculture. Comme le documentariste, l'artiste doit mettre son œil
à l'écoute.
*
plasticien et docteur en arts (histoire, théorie, pratique),
professeur d'ESC, Legta de Tulle-Naves.
i Agrégé d'arts plastiques, professeur d'ESC.
ii H. Saule-Sorbé, professeur à l'Université
Bordeaux Montaigne et coordinatrice de recherche au CNRS (laboratoire
Société, Environnement, Territoire).
iii En 1998, E. Kac
conçut le projet de créer un chien vert ; c'est en 2000 que naquit
Alba, son lapin transgénique de type Green Fluorescent Protein Bunny,
suite à une coopération avec la station de l'INRA de Jouy-en-Josas. M.
de Menezes a créé des papillons aux motifs asymétriques. Cf. L'art biotech (catalogue
d'exposition), Nantes, Le Lieu Unique, 2003.
iv J. Dumazedier, Loisir et culture, Paris, Seuil,
1966.
v En décembre 2004 et avril 2005 à Appelboom
– La Pommerie, St-Setiers (Corrèze) –, lieu d'art dirigé par Huub
Nollen.
vi Professeur émérite de sociologie rurale à
l'INA-PG [devenu depuis AgroParisTech].
vii Ce portfolio, fruit d'une résidence de
création financée par le Conseil Régional du Centre et menée en lien
avec l'ENFA de Toulouse, est disponible sur demande au LEGTA de
Châteauroux. Le mot technimage est dû à Anne Cauquelin.
viii Cf.
D. Christophe, “Technimages et écriture chez les fromagers, une
recherche action en arts plastiques”, Champs
culturels n° 20, 2006. [Lire l'article]