Didier CHRISTOPHE / Article...
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- Article paru dans la revue Champs culturels
(numéro 20, 2006).
Didier CHRISTOPHE
Technimages
et écriture chez les fromagers, une recherche-action en arts
plastiques.
L'alimentation,
chacun le sait, est liée aux conditions de production des
denrées agricoles. À ce titre, un plasticien
s'intéresse aux éleveurs producteurs fromagers. Un
parcours riche d'interrogations et de propositions pour investir le
lieu, le lien... et l'art !
Sur
les plateaux du Limousin, les fromagers ne sont qu’une petite
minorité parmi les agriculteurs. Les départements de la
Haute-Vienne et de la Corrèze sur lesquels je travaille ne
sont pas des pays de tradition laitière. Les exploitations de
production fromagère fermière en lait de vache se
comptent sur les doigts des deux mains, et celles en lait de brebis,
sur ceux d'une seule main. Les chevriers sont sensiblement plus
nombreux et mieux répartis.
C’est
par l’approche des spécificités sociologiques et
technico-économiques de cette petite agriculture fromagère
que j’ai débuté une nouvelle phase de mon travail
plastique, et j'ai modifié le schéma régissant
ma pratique picturale. On était en
décembre 2004. Je débutais une résidence
d’artiste avec Appelboom / La Pommerie, lieu d'art en
Haute-Corrèze, allant de ferme en ferme, interrogeant les
exploitants, photographiant leur milieu de vie et de travail,
dessinant cheptels, matériels et bâtiments. Cette
recherche-action recoupait logiquement
la problématique de ma thèse en arts plastiques
(“ l'agriculture d'un territoire à l'expérience
de l'art ”).
Ces
rencontres qui nous font avancer.
Dans
la diversité des rencontres de terrain, je découvre
l'agriculture et l'élevage du Limousin en léger
décalage par rapport à l'image que je m'en étais
faite à travers mes divers activités en lycée
agricole. La multiplicité des parcours individuels et la
richesse des questionnements portés par les éleveurs
reflète les diverses idéologies de l’agronomie.
Certes,
je savais déjà que seule m’intéressait
vraiment la prise en compte des évolutions de notre société
dans mon discours artistique, et que ma pratique depuis quinze
ans avait ramené la technique du dessin et des couleurs à
un médium au service d’un propos tour à
tour agricole, scientifique, écologique et sociétal.
Au
fil des semaines, c’est une perspective élargie qu'il m'a
semblé nécessaire d'ériger pour rendre compte de
la part d’humanité marquant les choix des agriculteurs. Il
ne s’agit pas – et il ne peut pas s’agir – d’un travail de
“ portraitiste ”.
Les
propos des acteurs de l'agriculture en évolution sont très
personnels et sinueux. Il est évident que la démarche
adoptée induit son propre objectif plastique opérationnel
: une approche en dialogue avec le documentaire s'impose, qui conduit
à un projet d’édition synthétisant
plastiquement un processus d'enquêtes, de rencontres et de
collecte d’entretiens, en même temps qu'un travail de
création d'image. Sur le conseil de Brian Holmesi,
ce projet éditorial s'est mu en une série : deux
portfolios publiés à ce jour, deux autres en
préparation, chacun traitant des caractères de
l'agriculture dans une micro-région, synthétisée
en une dizaine de planches comportant un texte au verso de l'image.
Chaque
portfolio se présentant sous les auspices d'un auteur
différent, c’est Gérard Laplaceii
qui insista pour que nous débutions la série par un
travail que je projetais sur les fromagers du Haut-Limousin.
Les
fromages des plateaux, dans le Haut-Limousin fromager, fut donc
le premier publié sur ce mode de représentation du
monde agricoleiii.
De
l'approche créatrice globale à la réception.
Autant
je conçois depuis des années des technimages (le
mot est d’Anne Cauqueliniv :
fusion par ordinateur de parties peintes, photos retouchées et
éléments textuels), autant le travail d’interview et
de réécriture est nouveau pour moi. Cela suppose
visites, échanges d’information et repérages, temps
nécessaires à la connaissance et la compréhension
mutuelles. Par là s’incarnent les rencontres avec des femmes
et des hommes qui m’ont ouvert les portes de leurs fromageries et
de leurs étables.
Loin
d'une approche livresque de l'agriculture, l'interview de
professionnels est, au même titre que le croquis ou la
photographie, un mode opératoire de mon travail, indispensable
à la création et essentiel à la juste perception
du sujet abordé. S'il est utile de croiser les informations
glanées dans ces échanges avec les données du
Recensement général agricole, de la sociologie
rurale et des spécialistes des territoires abordés,
c'est sur la parole des agriculteurs que s'appuient prioritairement
mes choix de plasticien.
Ce
projet est reçu comme espéré, en tant que
production à s'approprier à la libre initiative de
chacun, les planches nouvellement publiées pouvant être
mixées aux anciennes. J'en ai vu qui ont été
encadrées, et je sais que d'autres sont devenues support de
cours d'anglais pour l'acquisition du vocabulaire agricole.
Recherche-action
et société.
Il
est utile de préciser ici comment on en vient à choisir
l’agriculture, ses pratiques et ses évolutions comme sujet
unique d’un travail suivi de création plastique. Mes
premiers croquis de vaches limousines , à l’automne 1992,
suivis de premières peintures à motifs bovins dans les
semaines qui suivirent, sont contemporains du début de mon
activité d’enseignant en lycée agricole, alors que je
cherchais à adapter ma thématique picturale, pour
qu'elle soit en phase avec le Limousin où j’étais
revenu m’installer. J'intégrais la dynamique forte de
l’agriculture. En 1995, je m’engageais dans le suivi d’une
action-démonstration autour de l’agri-environnement,
aube de l’agriculture durable.
Et
c’est en 1998 que j’ai passé un cap décisif avec la
prise en compte de données agronomiques, biologiques ou
génétiques dans mon travail de composition des
peintures, de collages et d'images assistées par ordinateur.
De cette période, date
notamment un ensemble de vingt panneaux peints intégrant
divers types de remarques, textes ou schémas ;
cette série, résultat d’un travail collectif
expérimental, a été exposée aussi bien
dans des comices cantonaux qu’au Salon de l’Agriculture, et elle
est toujours empruntablev.
Elle constitue pour moi une tentative de travail plastique alliant
préoccupations sociétales et communication. Rappelons
que de nombreux théoriciens de l’art accompagnent des
actions artistiques socialisées, voire documentairesvi.
Permettre de saisir la diversité
des réalités et des états d'esprit des
producteurs de fromages fermiers est un enjeu qu'on peut cultiver en
symbiose avec les objectifs particuliers de l'art. Si l'on articule
une activité humaine comme l'agriculture, territoire
éminemment politique, et une pratique artistique, la valeur
d'usage du fait artistique se trouve diversifiée, voire
renforcée.
La part artistique la
plus
certaine de ce projet réside dans le basculement de la pensée
du regardeur-lecteur, par les propositions des images, entre le sujet
qui est abordé et les interstices picturaux.
Dépasser la saisie et
s'évader par le regard.
i Critique et théoricien des
rapports de l'art au mouvement social. On peut consulter de nombreux
articles de Brian Holmes sur les pages internet de
multitudes.samizdat.net.
ii Auteur, éditeur et professeur aux Beaux-Arts de
Châteauroux.
iii Les fromages des plateaux, dans le
Haut-Limousin fromager, avec un texte de Gérard Laplace, et
élevages et Millevaches prennent un s, avec un texte de Georges
Châtain, sont parus aux éditions “ Quel art est-il ”, 25 rue
Jean Jaurès 19000 Tulle – 24 € l'exemplaire courant, 75 € l'exemplaire
de tête avec un lavis
iv AnneCauquelin, Petit traité de l'art contemporain, Paris, Seuil, 1996.
v Contacter Christophe POUGET, LEGTA de Tulle-Naves,
05 55 26 64 56 ou christophe.pouget @ educagri.fr. Démarche et
réalisation plastique sont présentées dans La
formation en marche vers l'agriculture durable (ouvrage collectif),
Dijon, Educagri Editions, 2003.
vi Surtout
depuis la Documenta X de Kassel en 1997. Cf. Paul Ardenne, Un
art contextuel, Paris, Flammarion, 2002. Dominique Baqué, Pour
un nouvel art politique, de l'art contemporain au documentaire,
Paris, Flammarion, 2004. Voir
aussi l’article de Norbert Hillaire, "l'art aux frontières : art,
communication et médiation culturelle", in Solaris, numéro 7,
décembre 2000.